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Sur les traces de Louis Valcke (1930-2012), professeur, philosophe, essayiste, cycliste, navigateur et pèlerin. Spécialiste mondial de l’œuvre de Pic de la Mirandole.
par Christian Rioux, avec l'aimable autorisation de l'auteur et du journal Le Devoir.
« Be different », « Make fashion not war », « Ladies first » *. Sous la verrière du Grand Palais, à Paris, les pancartes s’agitaient. Une vingtaine de femmes hurlaient dans des mégaphones. Des ouvrières en grève ? Des féministes en colère ? Des chômeuses à bout de nerfs ? Pas le moins du monde ! En déguisant ses mannequins en manifestants, le brillant couturier Karl Lagerfeld a réalisé un fabuleux coup de pub et fait parler de Chanel dans le monde entier. La rébellion fait vendre. On savait que la mode avait tout récupéré. Voilà qu’elle récupère aussi la protestation, la colère et la dissidence. En fait, il y a belle lurette que le rebelle est devenu une icône publicitaire.
On ne pouvait trouver meilleure illustration de la polémique qui a récemment sévi en France autour des Rendez-vous de l’histoire. Ces rencontres attirent chaque année des centaines d’historiens et leurs lecteurs dans la petite ville de Blois, sur les bords de la Loire. Cette année, elles furent ouvertes par Marcel Gauchet, un philosophe dont l’oeuvre est incontournable et qui est aussi rédacteur en chef de la revue Le Débat. À Blois, Gauchet a justement parlé de la rébellion.
Trois mois plus tôt, des voix s’étaient pourtant élevées pour dénoncer cette invitation. Selon certains, dont le romancier à la mode Édouard Louis (Pour en finir avec Eddy Bellegueule), Gauchet n’avait pas de brevet de moralité pour parler de ce sujet, car il n’était pas lui-même suffisamment rebelle. On lui reprochait notamment de s’être interrogé sur les grèves de 1995 en France, sur le mariage gai et sur l’héritage de 1968.
Gauchet a aussi le défaut d’affirmer que la rébellion n’est pas une marque déposée réservée à la gauche. C’est pourtant une évidence. Qu’on pense à de Gaulle et à Clemenceau, en France, ou à Lionel Groulx et à Henri Bourassa chez nous.
La conférence qu’a prononcée Marcel Gauchet vendredi dernier n’a pas fait d’aussi gros titres que les dénonciations tous azimuts de ses détracteurs. Certes, le vieux professeur est moins « sexy » que ses critiques. Pourtant, il leur a magnifiquement cloué le bec. Non pas en polémiquant, mais en tentant de comprendre d’où vient cet engouement actuel pour la rébellion.
Car la figure du rebelle est devenue une injonction, une posture. De Xavier Dolan au premier rappeur venu, en passant par les grands couturiers et les Femen, qui oserait aujourd’hui ne pas poser en rebelle ? Célébré par la publicité, le show-business et le cinéma, le rebelle est devenu la figure imposée de l’idéologie dominante, pour ne pas dire du marché qui en fait ses choux gras.
Depuis quelques années, on a même vu apparaître une nouvelle race de politiciens « décomplexés » qui n’hésitent pas à poser en marginaux. Pensons à Nicolas Sarkozy et à Silvio Berlusconi ou, à une moindre échelle, à Régis Labeaume et à Denis Coderre.
Si le rebelle est devenu une figure obligée, cela n’est pas sans lien avec l’individualisme exacerbé de notre époque. Autrefois sujet de fierté, l’appartenance à une classe sociale, à une nation ou à une famille est devenue honteuse ou, au mieux, sans intérêt.
Mais si la rébellion a le vent en poupe, c’est aussi, nous apprend Gauchet, que le « révolutionnaire » est disparu de la scène politique et que son projet est devenu « impensable ». Devant une réalité qui nous échappe et une Histoire qui, avec le déferlement imprévu de la mondialisation, apparaît illisible, dit Gauchet, le rebelle est cet « opposant radical à ce cours des choses subi mais qui à la différence du révolutionnaire de jadis ne se réclame d’aucun projet d’avenir ni n’en appelle à aucun acteur collectif ».
Le rebelle est en effet un « orphelin politique » qui se contente généralement d’affirmer sa dissidence sans rien proposer. Et il le fait souvent en rejetant du revers de la main le peuple et ses couches populaires, qui ne seront évidemment jamais assez rebelles pour lui.
Comment se rebeller dans un monde où la rébellion institutionnalisée peut même se transformer en une forme d’agitation maladive ? Se pourrait-il, par exemple, que, dans une école où les « révolutions » pédagogiques se succèdent plus rapidement que les ministres, le véritable rebelle soit aujourd’hui celui qui ose rappeler que la mission de l’école n’est pas de se rebeller, mais de transmettre ? De même, dans un monde où l’agitation et la provocation médiatiques sont devenues la loi, le véritable rebelle est peut-être aussi celui qui refuse de se plier à ce règne de l’insignifiance. Demandons-nous aussi si, au cinéma, les films graves et sérieux de Bernard Émond ne sont pas plus rebelles que ceux qui exaltent naïvement la révolte spontanée de la jeunesse.
Comme le dit Gauchet, les véritables rebelles n’ont d’autre choix aujourd’hui que « de se rebeller contre cette figure du rebelle ». Car celle-ci n’est qu’une « dérisoire compensation à l’impasse actuelle où se trouvent nos sociétés ».
Non, la révolte n’est pas morte. Elle gronde même un peu partout. Mais méfions-nous de ces rebelles qui ne se doutent pas encore qu’ils sont devenus les acteurs involontaires d’un nouveau conformisme.