Chers américains, autant vous êtes insuportables, terrifiants même quand vous vous assimilez aux robots et rêvez d’une immortalité sur disque dur, autant vous êtes attachants, attendrissants , sans pourtant cesser d’être typiquement américains, quand vous redécouvrez simultanément la bonne cuisine et la bonne agriculture locale.
Dan Barber, le patron du Blue Hill à Greenwich village, est l’un des chefs cuisiniers les plus réputés des États-Unis, un malentendu ayant fait de lui au début de la décennie 2000 l’un des leaders du mouvement «de la ferme à l’assiette». Son gérant et lui aimaient à ce point les asperges en saison qu'un jour ils en ont commandé chacun de leur côté beaucoup plus qu'ils ne pouvaient en servir selon les recettes du restaurant. Les cuisiniers reçurent ce jour-là un mot d’ordre déconcertant : mettez des asperges dans tous les plats. Génial, s’exclama un critique culinaire réputé! Il était persuadé que ce tout à l’asperge, apprécié de la clientèle, était intentionnel. Dan Barber venait de faire son entrée solennelle dans la confrérie de la ferme à l’assiette.
Un tel point de départ annonce un point d’arrivée exceptionnel. Dan Barber nous dit comment il l’atteindra dans Third Plate[1] un livre qu'il vient de publier, dans le but de faire écho, en les prolongeant, aux travaux de Michael Pollan sur la nourriture et ceux de Wendell Berry sur l’agriculture. Le premier plat évoqué, c’est le bifteck de sept onces, servi avec une once de légumes. Nous sommes encore dans cette Amérique qui ignore que le sol, fût-il yankee, s’épuise quand on le fatigue. Le second plat c’est celui de la nouvelle cuisine : le même bifteck mais en petite portion, accompagné de portions égales de légumes variés, le tout servi dans une assiette rappelant un tableau de Joan Miro.
Le troisième plat (je prends la liberté de l’appeler le plat du pauvre, car c’est bien ce qu'il est, même s’il est plus savoureux que ses deux ancêtres), peut prendre les formes les plus diverses, dont celle du Rotation Rizotto, lequel a déjà une longue histoire. Dan Barber est de ceux qui sont persuadés que ce sont les changements dans les habitudes alimentaires qui, tôt ou tard, entraîneront les changements, devenus nécessaires, en agriculture. Force est toutefois de constater, et il est le premier à le reconnaître, que la mode du biologique et le mouvement de la ferme à l’assiette, n’ont provoqué aucun changement majeur dans le rapport des américains avec le sol. Pourquoi? Ses fréquentes visites à la ferme de Klaas Martens, dans la vallée de l’Hudson, lui permettront de le découvrir.
Comme tout bon chef, il avait l’habitude de rechercher les meilleurs produits, mais sans tenir compte du contexte qui les rend possibles. C’est ainsi qu'il était devenu un adepte d’un blé ancien redécouvert et ré apprivoisé par Klaas. Croyait-il ou feignait-il de croire qu'un tel blé peut atteindre le sommet de sa qualité tout en étant cultivé dans le même champ année après année? Lors d’une visite à la ferme Klaas il fut bien étonné de ne voir dans les champs que du sarrasin, de l’orge, de la moutarde, du mil, du seigle et diverses autre plantes, mais pas de blé. Klaas dut l’initier à la rotation des cultures. Il le mit ainsi sur la piste de la cuisine réticulaire.
La cuisine réticulaire
Réticulaire: en réseau. La pensée et la cuisine de Barber – et le lien entre les deux est une fort belle chose – gravitent autour de cette observation du naturaliste John Muir: «Quand nous essayons de choisir une chose en l’isolant, nous constatons qu'elle est rattachée à toutes les autres choses dans l’univers.»[2] Commentaire de Barber:« John Muir, qui décrit la façon dont toute chose dans la nature est rattachée à toutes les autres choses dans l’univers, n’aurait pas dit la même chose de notre système alimentaire actuel. Parce que ce système est déconnecté. Il fonctionne en silos : légumes ici, animaux là, grains ailleurs. Chaque partie constitutive est séparée à la fois des autres et de toute culture digne de ce nom.»[3]
Par son rotation rizotto (sans riz), où il a rassemblée une douzaine de plantes de transition vers le blé, Barber a voulu montrer qu'il était possible de faire de la bonne cuisine en reliant les plats les uns aux autres comme les plantes sont reliées entre elles dans la nature. En préparant ainsi l’avenir il renouait avec le passé, nous rappelant au passage le lien qui existe entre le fromage et le jambon de Parme : c’est le petit lait du fromage servi aux porcs qui donne au jambon son goût unique. C’est cette culture qu'il s’efforce d’acclimater aux États-Unis, terre de cocagne, où il allait presque de soi qu'on isole les produits de la terre les uns des autres pour mieux les gaspiller. Une fois le bifteck de sept onces dans l’assiette qu'importe le reste! Dans cette Amérique de l’abondance, et au Québec notamment, on traite les poissons d’eau douce de la même manière : on mange la truite, et, à la rigueur le doré et le brochet, mais on n’a que mépris pour la carpe et ce qu'on appelle le poisson fourrage, omni présent dans nos centaines de milliers de lacs. Avis à Dan Barber, la bouillabaisse du Nord est encore à inventer. Je peux en témoigner après une fréquentation assidue de nos lacs : une ouitouche fraîche (l’un des nombreux noms donnés au poisson fourrage) a bien meilleur goût qu'une truite d’élevage.
Revenons plutôt au lien entre l’évolution de la cuisine et celle de l’agriculture. En achetant les plantes de transition pour en faire du rotation rizotto, Dan Barber rentabilise le travail de Martin Klaas. Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin? Avec de l’orge on peut obtenir du malt et avec du malt on peut fabriquer de la bière, à la condition qu'il y ait des micro brasseries dans les environs, ce qui est le cas dans l’État de New York en ce moment. Le Blue Hill ajoutera donc à son menu de la bière tirée de l’orge de Klaas. Ce dernier a vite compris qu'il avait intérêt à confier aux porcs et à la volaille le soin d’enrichir sa terre après avoir dégusté les tiges du blé ou picoré les grains tombés. Voilà autant de nouveaux plats pour le Blue Hill et des revenus imprévus pour la ferme.
Ne servir que le jambon dans le porc, c’est de la cuisine facile. Dan Barber a aussi retenu de la tradition européenne le principe du nose-to-tail eating; il a compris que les bas morceaux ne sont méprisables que dans l’esprit des personnes incultes, que l’art les transforme en plats savoureux:depuis les oreilles de cochon, les pattes du même cochon, les rognons de veau et les amourettes d'agneau! Suprême raffinement : on n’utilisera les produits de luxe comme le jambon, le fromage, l’oeuf que d’une façon infinitésimale pour faire le meilleur des spaghettis, le carbonara, ainsi nommé en souvenir des mineurs dont il était le pain de chaque jour.
Rien ne se perd, tout se crée
Rien ne se perd, tout se crée. Respect du sol vivant, respect de l’être humain qui le cultive, respect de ses produits. Le respect des animaux va de soi dans ces conditions. Tout se tient en effet et Dan Barber achèvera de nous en convaincre en nous révélant l’existence d’un foie gras obtenu sans gavage, mais plutôt offert aux humains qui en sont dignes par un animal qui jusque là n’avait pas la réputation d’être très intelligent : l’oie.
Voici à propos de l’oie et du foie gras un passage d’un livre, paru en 1862, l’Ancienne Alsace à table, [4]qui illustre bien la vision du monde qui aboutira à la monoculture, aux parcs d’engraissement et à l’obésité du XXe siècle. L'animal y est décrit comme une machine :
«Que l'oie grasse continue son rôle important, je ne m'en plaindrai pas. Tous les goûts sont respectables, même celui-là. […] Cela ne prouve rien. Mais l'oie a droit à nos plus solennels hommages si nous ne voyons plus en elle que l'admirable machine (sic) qui élabore et produit la succulente substance connue sous le nom de foie gras. Ne reportez pas votre reconnaissance à la nature (resic) ; elle n'est pour rien dans le miracle. La nature a créé ce viscère pour séparer le sang de la bile, rien de plus. C'est l'homme, c'est la civilisation, qui a su en faire des pâtés dont la puissance a tant influé sur le destin des empires. La vapeur n'est rien ; mais Papin l'enferme et le monde est changé. Qu'est-ce qu'un fil de cuivre? Une tringle de métal inerte : mais allongez ce fil et vivifiez-le par l'électricité, il dira à l'autre bout de la terre votre pensée à peine achevée. Il en est de même de l'oie. L'animal n'est rien ; mais l'art de l'homme en a fait un instrument (reresic!) qui donne un résultat délicieux, une espèce de serre chaude vivante où croît le fruit suprême de la gastronomie. »
Dan Barber connaissait bien le jamon iberico, incontestablement le meilleur jambon du monde à ses yeux. Il admirait la tradition vieille de deux mille ans qui en fait un produit que personne n’a jamais pu imiter. La tradition est elle-même indissociable d’un paysage appelé dehesa : une région d’Estrémadure couverte de chênes assez espacés pour donner accès au soleil à une végétation variée. Des glands tombent de ces chênes chaque automne. On devine la suite. Barber ignorait toutefois que dans cette même région vivaient les oies les plus heureuses et peut-être aussi les plus intelligences du monde.
On disait même qu'elles donnaient, naturellement, un foie gras supérieur à celui de la Gascogne. La chose paraissait si incroyable que Dan Barber fit le voyage vers la ferme d’un certain Eduardo Sousa, héritier, en ce qui a trait aux oies, d’une longue tradition familiale.
Son propos nous ramène à l’époque, il y a quatre ou cinq siècles, où l’homme n’avait pas encore pris le contrôle de l’élevage et la reproduction des animaux de la ferme : porcs, mouton, chèvres, vaches, poules, canards, oies. Il était l’ami de ses bêtes plutôt que leur maître, il les connaissait, les nommait, les aimait, il assurait leur sécurité et les guidait vers les lieux où ils trouveraient leur nourriture préféré. Une fois devenu leur maître, il a accru leur rendement, ce qui lui a permis de nourrir un plus grand nombre d’humains mais il n’a su le faire qu'en les traitant comme des esclaves d’abord, puis comme des machines : nous avons évoqué le gavage des oies mais les parcs d’engraissement, pour le boeuf et le mouton sont une autre forme de gavage, une autre façon de réduire ces animaux à une passivité qui les rend stupides : leur plaisir et j'oserais dire leur honneur est de chercher par monts et par vaux l’herbe dont ils ont le goût et le besoin à tel moment de l’année ou du jour. On les bourre plutôt de céréales, de maïs surtout, alors que ce sont des herbivores, leur viande devient ainsi plus grasse, leur immobilité dans le confinement les expose aux maladies et aux médicaments. L’effet boomerang ne se fait pas attendre : l’espace humain du voisinage devient lui aussi un parc d’engraissement. Aux États-Unis et dans une moindre mesure, dans les pays qui évoluent dans leur sillage, l’obésité est devenue u
Ce n’est pas seulement la recherche bien légitime de saveurs exquises, c’est une volonté de remonter jusqu’à la racine d’un mal de civilisation qui incite Dan Barber à traverser l’Atlantique pour parfaire sa culture auprès d’un gardien d’oies. Un animal heureux, libre, adapté à son environnement vous donnera une nourriture plus saine qu'un animal traité comme une machine. Aucun berger, aucun porcher, aucun vacher, aucun chevrier n’en a jamais douté. Sûr de son goût, avec raison, Dan Barber n’en doute pas non plus : le foie gras des oies d’Eduardo est de tout premier ordre. Pour se préparer à l’hiver – et l’hiver est rude en Estrémadure – ou à la migration, les oies ajoutent des réserves de gras à leur organisme. Si à ce moment elles sont heureuses et si elles ont abondance de nourriture autour d’elles, de glands en particulier, elles deviendront plus grasses et leur foie grossira en s’entourant lui-même d’une épaisse couche de gras, ce qui le distingue du foie des oies gavées, lequel est pur gras. Un des signes à quoi on reconnaît des oies domestiques heureuses, c’est que les oies sauvages de passage se joignent souvent à elles. On imagine mal un sanglier désirant partager le sort de ses cousins entassés dans une porcherie sans fenêtres. On imagine plutôt l’un ou l’autre de ses cousins profitant de la moindre occasion pour s'évader de sa prison.
Une vache a réussi un exploit semblable au Missouri en 1998. Elle s’est enfuie d’un abattoir situé près de Smithville Lake, courant dans les rues, empruntant la voie ferrée à l’occasion, pour enfin se jeter dans le lac qu'elle a traversé sans hésiter, telle une championne du triathlon. J’ai trouvé le récit de cette héroïque évasion dans un livre à lire immédiatement avant ou après cet article : The Third Plate, Eating animals, par Jonathan Safran Foer[5], lequel a ce mot à faire rêver bien des humains : «At the very least, she seemed to know what she was swimming from. (Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle savait qu'elle nageait vers la liberté).
Dans la grande balance planétaire, l’élevage et l’agriculture industriels ont mis sur un plateau le burger et ses protéines à la portée de milliards d’êtres humains, mais à un triple prix : un junk food qui provoque l’obésité, des monocultures et des produits chimiques qui appauvrissement les sols et les exposent à l’érosion et enfin une émission de gaz à effet de serre, cause d’événements extrêmes de plus en plus coûteux.
Sur l’autre plateau, celui de Dan Barber : une solidarité accrue entre le gastronome, le chef et le paysan, puis entre le paysan, sa terre et ses animaux, le tout soutenu par la conviction que l’homme a encore tout à apprendre de la nature. Mais ici aussi, il y a un triple prix à payer : un choix limité aux produits des saisons et des lieux, une plus grande part du budget familial consacré à la nourriture, une réduction de la consommation de viande, au profit des céréales, des légumes et des fruits.
Dan Barber n’est pas un nostalgique, il s’inscrit en effet dans le courant du biomimétisme, école de pensée selon laquelle la plus fine technologie, celle dont les hommes auront besoin pour survivre sur la planète, résulte d’une meilleure compréhension de la nature et d’une plus grande obéissance à ses leçons. Commencez donc par observer les animaux pour savoir ce qu'ils aiment manger. Il y a plus de vraie science dans cette attitude que dans celle qui consiste à imposer aux animaux une nourriture et un mode de vie à partir de considérations exclusivement économiques.
À ceux qui reprocheraient à Dan Barber d’être un romantique élitiste, on pourrait répondre : si vous êtes incapables d’aimer la terre et les bêtes pour elles-mêmes, respectez-les donc par amour pour vos frères humains. Dis-moi comment tu traites ta terre et tes animaux et je te dirai comment tu traites tes semblables. Il y aura toujours des exceptions à cette loi et on ne pourra jamais en donner une démonstration matémathique. Il reste qu’une multitude de faits la corroborent.
Dan Barber est un modéré par rapport à son ami Wes Jackson, lequel met en question la révolution agricole survenue il y a dix mille ans. Ce blé que ses compatriotes arrachent à la terre à si grands frais pour le sol, le climat et les aquifères, il s’est donné pour mission de réapprendre à la prairie américaine à le laisser pousser spontanément. Wes Jackson, récipiendaire du Nobel alternatif en 2000, autre auteur à lire [6]pour découvrir cette science réparatrice devenue nécessaire pour réparer les dommages causés par la science conquérante des derniers siècles.
Dan Barber, disions-nous, demeure typiquement américain. Il donne le sentiment que ce qui est nouveau à ses yeux, habitués aux monocultures et au parc d’engraissement l’est aussi pour le reste du monde, ce qui faux, évidemment : il y encore même en Europe des bergers et des chevriers qui paître leurs bêtes comme on le fait dans la dehesa. Il n’empêche que les témoignages comme le sien sont d’une extrême importance à un moment où de gré et de force, l’Afrique et d’autres régions pauvres du monde, se convertissent au modèle américain, oubliant que ce modèle, insoutenable de toute façon à long terme, n’était rentable à court terme que parce que le pétrole et le gaz naturel ne coûtaient pratiquement rien. Il est bon aussi que quelqu’un, surtout si ce quelqu’un est un américain et un chef cuisinier célèbre, rappelle à nos contemporains l’importance de la culture et du temps, de la lenteur Un aménagement comme celui de la dehesa ne s’improvise pas. Plutôt que de se substituer aux cultures et à l nature, la technoscience devrait humblement se mettre à leur école et à leur service. L’asepsie a permis par exemple de porter le fromage fermier à un plus haut degré de perfection. Voilà un vrai progrès. L’industrialisation de l’ensemble du processus, depuis le confinement des bêtes jusqu’à la production à grande échelle eu pour effet de faire du fromage un aliment neutre et mort, parfait symbole du faux progrès. Tel est le message essentie de Dan Barber. Est-ce la raison pour laquelle, en 2009, le Time Magazine l'a placé sur sa liste des 100 personnes les plus influentes dans le monde.
[7]
[1]The Penguin Press, New York, 2014
[2]When we try to pick out anything for itself, we find it hitched to everything else in the universe
[3]Dan Barber, The third plate, the Penguin Press, New York, 2014, p. 423
[4]Bibliothèque S.J, Les fontaines, Colmar, 1962, p.25
[5]Little, Brown and Company, New-York, 2009, p.147
[6] Man and the Environment (1971)
· New Roots for Agriculture (1980)
· Altars of Unhewn Stone: Science and the Earth (1987)
· Becoming Native to This Place (1994)
· Nature as Measure: The Selected Essays of Wes Jackson (2011)]
· Consulting the Genius of the Place: An Ecological Approach to a New Agriculture (2011)